La révolution “THE TEN”, par Virgil Abloh

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22 min readFeb 4, 2023

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Vous possédez sûrement toutes et tous une, si ce n’est deux, si ce n’est trois… si ce n’est dix paires de sneakers chez vous. Car oui, objet utilitaire à l’origine, les sneakers sont aujourd’hui devenues de véritables pièces de musée qui s’achètent et se revendent à des prix parfois mirobolants. En outre, une collection bien particulière, à la fois hors-norme par le design et par l’impact, a transformé le marché et la culture des sneakers. Véritable révolution, cette collection est “THE TEN” par Virgil Abloh, en collaboration avec la marque américaine Nike.

La culture sneakers : rappels historiques

Commençons par faire quelques pas en arrière et intéressons-nous au passé historique des sneakers. Connues pour leur confort, les sneakers, aussi appelées baskets, sont apparues au début du XXème siècle. En 1916, l’entreprise United States Rubber Company crée Keds, qui débute la commercialisation d’une chaussure équipée d’une semelle en caoutchouc et d’une tige en toile. Considérées comme les premières sneakers de l’histoire, ces chaussures sont confortables, adaptées à la vie quotidienne et permettent de se déplacer en toute discrétion, d’où le nom de “sneakers” qui tire son origine du verbe anglais “to sneak”, signifiant “se déplacer furtivement”.

Source: Les Sneakers : leur histoire atypique — CrushON

Une année plus tard, en 1918, une marque américaine, aujourd’hui connue de tous, crée également sa paire de sneakers : c’est l’apparition de la All Star de Converse. Équipée elle aussi d’une semelle en caoutchouc mêlée à de la toile, la All Star concurrence le modèle de Keds jusqu’à l’essor du basketball aux États-Unis dans les années 1960–70. C’est alors avec l’appui du basketteur et commercial Chuck Taylor que Converse perfectionne son modèle et réussit enfin à l’imposer comme le modèle de référence pour les joueurs de la NBA, ligue américaine de basketball. Entre-temps, la All Star de Converse a été renommée Chuck Taylor All Star en hommage à son créateur, alors que le basketball a donné aux sneakers leur deuxième nom de “baskets”.

Source : Converse All Star : Histoire d’une basket mythique

Keds et Converse, seuls concurrents sur le marché des sneakers destinées aux joueurs de la NBA dans les années 1960, se retrouvent confrontés dans les années 1970 à l’arrivée de nouveaux entrants et suiveurs ingénieux. C’est le cas d’Adidas avec la Superstar (1969), Puma avec la Clyde (1973) et Nike avec la Blazer (1974). Toutefois, c’est finalement l’entreprise Nike qui s’impose dans cette course en opérant deux coups de maître : la sortie du modèle de la Air Force 1 équipée de la technologie Air en 1982, et la signature du contrat historique de collaboration avec le célèbre joueur de basketball Michael Jordan en 1989. Résistantes et légères, les sneakers de Nike règnent à la fois sur les terrains de basketball ainsi qu’en dehors. Les amateurs du sport s’approprient en effet les paires portées par leurs idoles lors de matchs réalisés en extérieur sur des “playgrounds”, ce qui participe à la visibilité des modèles de la marque. Les sneakers, qui sont à l’origine des chaussures confortables utilisées pour le sport, finissent par envahir les rues des États-Unis et devenir un élément symbolique du “streetwear”.

C’est alors qu’un second phénomène des années 1980 vient favoriser l’essor des sneakers via le “streetwear” : le hip-hop, un nouveau courant qui mêle la danse à la musique et au vêtement. Ce second phénomène redistribue les cartes, dans la mesure où il permet notamment à Adidas et à Puma de se diversifier et ainsi de revenir sur le devant de la scène sneakers face à Nike. Adidas propose par exemple un partenariat aux rappeurs du groupe Run-DMC qui, lors d’un concert au Madison Square Garden en 1986, chantent une chanson intitulée “My adidas” en invitant leur public à brandir leur paire vers le ciel. De son côté, Puma et son modèle de la Suede profitent de l’essor du breakdance, danse majeure du mouvement hip-hop, pour regagner des parts de marché.

À ce moment-là, Nike est trop concentrée sur la conquête du basketball et semble manquer l’opportunité que représente l’univers du running pour le marché de la sneaker. Des marques telles que New Balance et Reebok font alors valoir leurs atouts et se lancent dans la commercialisation de sneakers destinées aux running. La New Balance 990 (1982) et la Reebok Classic Leather (1983) viennent rappeler à l’ordre la marque au swoosh. Heureusement, cette dernière fait la rencontre de Tinker Hatfield lorsqu’il est encore entraîneur d’athlétisme à l’Université de l’Oregon et, après l’avoir embauché, le promeut rapidement designer de chaussures de running.

L’ère Tinker Hatfield chez Nike se caractérise par le développement et le succès de nombreuses innovations techniques et esthétiques dans la culture sneakers, notamment celle de la bulle d’air apparente, observée en particulier sur les modèles de la série des Air Max et inspirée des escaliers transparents du Centre Georges Pompidou à Paris. Grâce à Tinker Hatfield, Nike se repositionne en leader sur le marché des sneakers destinées au running, face à ses concurrents habituels : Puma, Adidas, New Balance et bien d’autres.

Source : Tinker Hatfield s’est inspiré du Centre Pompidou… pour créer la Nike Air Max

Cependant, dans les années 2000, de nouveaux acteurs, a priori plutôt éloignés de la culture du basketball, du hip-hop et du running, comprennent la nécessité d’investir le marché de la sneaker. Les grands couturiers tels que Dior avec la Walk’n, Gucci avec la Rhyton et Louis Vuitton avec la Run Away lancent leurs propres modèles. Plus encore, les maisons de luxe voient dans les sneakers une nouvelle opportunité : la possibilité de créer des liens frais entre leurs héritages traditionnels et une culture disruptive. Cet élan d’intérêt pour la sneaker laisse donc place à de nombreuses collaborations, dans les années 2010, entre les marques de luxe et les grandes enseignes de baskets. Cela a permis par exemple à Nike de revisiter ses Air Jordan 1 avec Dior ou plus récemment sa Air Humara en collaboration avec le créateur provençal Jacquemus.

Le marché des sneakers paraît donc florissant d’acteurs issus de milieux en tout genre. La compétition y a toujours été intense, mais elle n’a jamais été aussi forte qu’aujourd’hui. En outre, on estime qu’en 2021, le marché des sneakers représentait 91 milliards de dollars dans le monde, dont 4 milliards en France. Ces sommes colossales témoignent bien évidemment du succès commercial des sneakers en tant qu’objet essentiel du quotidien, mais elles cachent également une tendance bien particulière : le “resell”. Objet du marché secondaire des sneakers, le resell porte principalement sur des chaussures sorties officiellement en éditions limitées et représenterait environ 10 milliards de dollars dans le monde, soit presque 10 % du marché mondial de la sneaker “neuve”. Les prévisions indiquent d’ailleurs que ce marché atteindra les 30 milliards de dollars d’ici 2030, soit 25 % du marché total. De nombreux acteurs tels que StockX, Wethenew, Kikikickz, et bien sûr les particuliers, alimentent et dirigent ce marché secondaire, quand les “sneakers events” et les réseaux sociaux participent à lui donner de la visibilité.

Cette distinction entre les marchés primaire et secondaire donne finalement au marché actuel de la sneaker une allure de marché financier, les différences de prix entre les deux niveaux étant généralement justifiées par des facteurs endogènes, tels que l’histoire, la rareté et les conditions d’obtention des modèles, et des facteurs exogènes, tels que la mort d’un designer de renom ou l’influence d’une personnalité publique. Parmi les paires les plus convoitées sur ce marché secondaire au cours des 5 dernières années, on retrouve notamment les modèles de la collection “THE TEN” de Virgil Abloh avec Nike.

La collection THE TEN par Virgil Abloh et Nike : un coup de génie

Virgil Abloh est né le 30 septembre 1980 aux États-Unis. À côté de ses études en ingénierie civile, en technologie moderne et en architecture, Virgil montre assez tôt un intérêt prononcé pour le milieu créatif sous diverses formes. À l’adolescence, il commence notamment à apprendre et pratiquer le mixage musical et exprime sa vision artistique en retravaillant des sons et des morceaux d’autres artistes pour faire émerger de nouvelles œuvres. Cette vision particulière, Virgil l’a généralisée à l’ensemble des activités artistiques qu’il a pratiquées. Virgil s’est en effet attaché toute sa vie à travailler et déconstruire des fragments culturels existants. C’est notamment ce qu’il a effectué dans le milieu de la mode.

En 2002, alors qu’il n’a que 22 ans, Virgil devient le bras droit et le styliste de Kanye West. Le rôle de Virgil s’étend par ailleurs au design des pochettes d’album, à la scénographie et à la gestion du merchandising du label du rappeur. Toutefois, c’est en 2009 que la carrière de Virgil dans la mode prend un réel tournant. Alors âgé de 29 ans, il intègre en stage la maison Fendi, où il retrouve notamment son ami Kanye West. À la suite de cette expérience, le designer lance son premier concept store à Chicago, appelé RSVP Gallery, et crée son premier label en 2012, appelé Pyrex Vision. Avec ce label, Virgil crée une première ligne d’esprit streetwear s’inspirant de pièces existantes puisées dans des stocks de Ralph Lauren ou de Champion, qu’il customise et réinterprète. Virgil décide finalement de fermer Pyrex Vision un an plus tard pour se concentrer sur le développement d’un nouveau projet : la création de la marque de vêtements Off White. Inspirée par l’esthétique de la rue, la marque Off White connaît un succès quasi-immédiat, ce qui permet à Virgil d’obtenir de nombreuses collaborations avec des marques déjà bien installées, dont Ikea, Jimmy Choo et plus particulièrement, Nike.

Source : The story of the internship of Kanye West and Virgil Abloh at Fendi

La première collaboration de Virgil Abloh avec Nike fait ses débuts à l’automne 2017 et se nomme “THE TEN”. Nike, qui jusqu’alors surveillait étroitement et contrôlait précisément chacune de ses collaborations, décide de laisser carte blanche au designer et le laisse revisiter 10 de ses modèles classiques. Ces 10 modèles sont les suivants : Jordan 1 Retro High; Air Presto; Air Force 1; Air Max 90; Air Max 97; Blazer Mid; Air VaporMax; Hyperdunk 2017; Zoom Fly SP; Chuck 70.

Source: https://wave.fr/y-a-2-ans-virgil-abloh-changeait-monde-de-sneaker-the-ten-26

Au cours d’un processus de conception dont lui seul a le secret, le designer déconstruit et redessine les modèles de Nike. En particulier, il s’arme d’un couteau X-ACTO pour décomposer, retirer et modifier les éléments clés des sneakers de la marque américaine. Virgil conserve ainsi la silhouette d’origine de chaque basket mais y ajoute quelques modifications singulières, telles que l’apposition de petits tissus, le déplacement de certaines parties de la chaussure ou le remaniement des coutures et des languettes, etc. Virgil inscrit également sur les 10 modèles de la collaboration leur processus et leur lieu de création. On retrouve ainsi sur le côté intérieur de chaque modèle une première ligne qui permet de lire “Off-White for Nike”, une seconde qui comprend le nom de la chaussure remodelée et enfin deux autres lignes qui indiquent “Beaverton, Oregon USA” et “C. 2017” (lieu de conception des sneakers). On retrouve par ailleurs le nom du matériau principal de la semelle intermédiaire inscrit sur les chaussures entre des guillemets noirs gras, pour rappeler la direction artistique de la marque Off White. Parmi ces exemples, citons “AIR” et “FOAM”. De même, le mot “SHOELACES” est écrit entre des guillemets noirs gras sur les paires de lacets. Enfin, la collaboration se caractérise par l’ajout d’un “zip-tie” rouge sur toutes les sneakers de la collection, lui aussi caractéristique d’Off-White. Cette fermeture à glissière fait figurer la date, le nom de la collaboration et le mot “ZIP-TIE” en grosses lettres blanches.

Source : La collection Off-White x Nike “The Ten” officiellement dévoilée — Le Site de la Sneaker

Outre les modifications apportées à chacun des 10 modèles, Virgil décide de structurer la collection autour de deux thèmes aux caractéristiques à la fois visuelles et techniques différentes. Le premier thème est “REVEALING”. Essence même du style déconstruit auquel est désormais associé Virgil Abloh, ce thème reprend la Air Jordan 1, la Air Max 90, la Air Presto, la Air VaporMax et la Blazer. Ce premier thème est plutôt accessible, avec l’idée sous-jacente que tout amateur de bricolage pourrait ainsi reproduire ces modèles. Les créations sont techniques tout en ayant un aspect artisanal.

Source : Off-White x Nike “The Ten” : la collaboration signée Virgil Abloh qui a métamorphosé le sneakers game — EMS

Le second thème est “GHOSTING”, jouant sur la transparence avec 5 paires dotées d’une partie translucide. Il s’agit de la Air Max 97, la Zoom Fly SP, la Air Force 1, la React Hyperdunk 2017 et la Converse Chuck Taylor. Démarche relativement originale à cette époque, ajouter de la translucidité sur une paire de chaussures permet la discrétion mais aussi de faire ressortir les couleurs d’une paire de chaussettes par exemple, et donc d’effectuer des choix stylistiques nouveaux et intéressants.

Source : Off-White x Nike “The Ten” : la collaboration signée Virgil Abloh qui a métamorphosé le sneakers game — EMS

Notons qu’il suffit juste d’observer l’esthétisme des paires de sneakers que Virgil a créées pour la collection THE TEN afin de comprendre à quel point cette collaboration est disruptive et unique dans l’histoire de Nike. Mais le design extérieur n’est pas le seul caractère unique de cette collaboration, en témoigne le processus de création de Virgil. L’histoire raconte que ce dernier n’a eu besoin que de 10 mois pour créer et faire commercialiser ces 10 modèles. Un modèle en particulier, la Air Jordan 1 High qui revisite le coloris OG Chicago, aurait vu le jour en une seule session de design. Cela a été possible notamment car Nike a volontairement laissé la main libre à Virgil pour revisiter ses modèles. Cette démarche de la part de Nike était particulièrement surprenante à cette époque, lorsque l’on sait que la marque refusait jusqu’alors de laisser à un designer externe la direction d’une collaboration. Armé de sa créativité habituelle, Virgil a également su faire preuve d’audace dans sa direction artistique. Comme expliqué précédemment, il n’a pas hésité à découper, retirer ou déplacer des éléments emblématiques des modèles de Nike. Le designer a été jusqu’à déplacer le célèbre logo swoosh de la marque américaine sur ses propres modèles. Virgil a par ailleurs réussi à faire ressortir l’identité de sa propre marque de vêtements dans la collaboration en y inscrivant des impressions écrites entre guillemets et en y ajoutant son zip-tie. En termes de design et de technique, la collection THE TEN est une réussite absolue.

Innovant par le design, Virgil Abloh et Nike décident par ailleurs de choisir un modèle de ventes relativement peu commun car peu utilisé pour l’époque : les “raffles”. Ce système, inventé dans le domaine du streetwear, consiste en des “tombolas”, c’est-à-dire des tirages au sort organisés par les vendeurs et revendeurs officiels permettant aux personnes qui les remportent d’obtenir le droit d’acheter les modèles visés par les tirages. Le cœur de cette stratégie marketing repose sur une offre parfois nettement inférieure à la demande, dans le but de créer une frustration chez le consommateur et, en conséquence, une demande toujours plus croissante. C’est principalement la marque Supreme qui a développé ce modèle de ventes et qui a participé à sa démocratisation. Le système a ensuite été transporté dans le milieu des sneakers pour les ventes des Yeezy, issues de la collaboration entre Kanye West — ami de Virgil Abloh — et Adidas. Toutefois, les “sneakers addicts” et les professionnels s’accordent pour dire que l’une des plus grosses raffles de sneakers que l’histoire ait connue a eu lieu en novembre 2017 pour la collection THE TEN. Lors de cette collaboration, 8 000 paires de chaussures ont par exemple été commercialisées à Paris dans plusieurs boutiques : Colette, Starcow, Shinzo et au NikeLab Paris. Les stocks étant très limités, l’inscription aux raffles devait s’effectuer exclusivement en ligne par le biais de plateformes créées pour l’occasion. La boutique Nike Lab, à elle seule, a notifié 80 000 inscriptions, du jamais vu à cette époque.

Les raffles, en plus de créer de la frustration chez ceux qui ne sont pas sélectionnés au tirage, deviennent un dispositif médiatique bien rodé. Olivier Bomsel, directeur de la chaire d’économie des médias et des marques des MINES de Paris, compare les processus d’inscription à des “protocoles éditoriaux” permettant de “faire passer dans le réel, dans le public, dans le marché, les objets dont l’existence était jusqu’alors fermée, muette, invisible”. Olivier Bomsel distingue alors deux phases. La première est “l’accumulation”, qui est relative à la fonction d’auteur. Dans le cas de la collection THE TEN, Virgil Abloh et Nike ont par exemple décidé de communiquer sur l’événement en phase de pré-commercialisation par le biais de plusieurs campagnes, et notamment de parier sur l’influence de personnalités publiques et rappeurs américains connus sur les réseaux sociaux. La seconde phase est “la monstration”, qui correspond à la fonction d’éditeur. Pour la collaboration, les boutiques partenaires se servaient par exemple des plateformes dédiées pour dévoiler les sneakers, avec l’objectif clair de “dessiner une aura, un environnement qui charge le produit de significations”. Cet événement, de par sa rareté et son caractère unique, devait paraître exceptionnel aux yeux de tous.

Cela n’a pas raté. Tous les modèles de la collection ont rapidement été “sold out”, et c’est sans compter sur le rôle des revendeurs non officiels pour ensuite alimenter le marché secondaire. Ces derniers l’ont très vite compris : là où il y a de la rareté, il y a possibilité de réaliser une marge sur la revente. Sans oublier le fait que chacun des modèles de la collection est associé au visage de Virgil Abloh et à l’identité de sa marque personnelle Off White. Bref, ce fameux cocktail possède tous les ingrédients pour faire exploser la demande et donc les prix des 10 modèles une fois la vente sur le marché primaire réalisée. À titre d’exemple, le prix de revente moyen de la Off-White x Air Jordan 1 Retro High OG ‘Chicago’ est 5 746 € sur la plateforme StockX, soit plus de 3 000 % du prix de base établi à 180 € lors de la sortie officielle. Rappelez-vous, ce modèle n’a été conçu qu’en une seule session de design, et il se revend encore aujourd’hui à des prix exorbitants… quelle efficacité remarquable ! La collection THE TEN est un véritable coup de génie, et ce résultat en est la parfaite illustration. Pour avoir un autre ordre d’idée, voici ci-dessous les prix des demandes les plus basses à ce jour sur StockX de 4 autres modèles de la collection :

Source: StockX

Plus encore, l’intégralité de la collection a été mise en vente aux enchères en mars 2018 sur la plateforme Sothebys, à la modeste somme de 30 000 à 40 000 $.

La collection THE TEN est un coup de génie de A à Z. La collaboration, qui fait ressortir et met en valeur l’identité des deux marques, est bien menée. Le design, qui déconstruit des modèles classiques d’un géant américain du sportswear et les reconstruit avec une patte streetwear, est réussi. Les ventes témoignent d’un succès grand public phénoménal, quand les reventes montrent tout l’engouement et l’excitation ressentis par les fans de sneakers après la sortie de cette collection. THE TEN est une révolution : en seulement 10 modèles, Virgil Abloh a créé un phénomène dont l’impact n’a pas d’égal dans le milieu des sneakers.

L’héritage de la révolution THE TEN sur la culture sneakers

Le succès retentissant de la collection THE TEN conçue par Virgil Abloh en collaboration avec Nike confirme plusieurs choses. Tout d’abord, l’entreprise américaine, qui n’avait jusqu’alors jamais vraiment laissé la direction d’une de ses collaborations à une personne extérieure à la marque, se retrouve confrontée à une demande intense et incessante. L’entreprise, qui a cru a priori au potentiel et à la créativité du designer, réalise a posteriori qu’il serait pertinent de poursuivre cette collaboration avec Virgil et d’établir une relation de long terme avec le designer. Ainsi, Nike décide d’offrir à Virgil Abloh l’opportunité de revisiter encore d’autres modèles de son catalogue. Au global, ce sont plus d’une centaine de paires de sneakers que Virgil Abloh a revisité chez Nike. Parmi les collections les plus impressionnantes, nous pouvons citer “THE 50”, qui consiste en 50 coloris différents de la Nike Dunk Low.

Source: Découvrez les 50 versions de la Off-White™ x Nike Dunk Low “The 50”.

Néanmoins, la plus majestueuse de toutes les collaborations entre Virgil Abloh et Nike est bien sûr celle avec la maison de luxe Louis Vuitton, pour qui Virgil a été le directeur artistique homme pendant 3 ans. Cette collaboration à trois mains mélange la créativité de Virgil Abloh aux savoir-faire historiques de Louis Vuitton pour imaginer et concevoir 47 éditions exclusives de la sneaker Air Force 1 de Nike.

Source: Louis Vuitton and Nike “Air Force 1” by Virgil Abloh

Virgil Abloh et la collection THE TEN ont ensuite servi d’exemples à Nike pour réaliser d’autres collaborations avec des designers et artistes issus de milieux différents. Passé 2017, la marque au swoosh collabore à de multiples reprises avec le rappeur américain Travis Scott, sur des modèles tels que la Air Force 1, les Air Jordan 1 High et Low, la Dunk Low, et d’autres. Ces lancements sont calqués sur la collection THE TEN : une liberté donnée à l’artiste pour la direction artistique de la collection, un modèle économique fondé sur une offre inférieure à la demande et les raffles, des campagnes de communication agressive et donc, une couverture médiatique importante et une popularité alimentée notamment par les revendeurs non-officiels du marché secondaire. Ces collaborations font le plaisir des “resellers”, en témoigne la Travis Scott Air Jordan 1 Cactus Jack qui se revend en moyenne au prix de 1 628 € sur StockX, contre 175 $ à la sortie officielle. D’autres collaborations emblématiques de Nike, comme celles avec les marques japonaises Sacai, Ambush et Comme des Garçons, se sont basées sur un processus de création similaire, ont utilisé le même système de vente et ont aussi connu un grand succès.

Plus largement, THE TEN a aussi démontré aux concurrents de Nike le pouvoir des collaborations dans le milieu des baskets. Après THE TEN, la culture sneakers a vu passer un élan de collaborations entre, d’un côté, les équipementiers, et de l’autre côté, des artistes, des designers, des maisons de luxe et d’autres acteurs d’origines multiples. Ainsi, en 2021, Reebok donne sa confiance à l’approche audacieuse du designer coréen Juun J pour revisiter son iconique Pump Omni Zone II, et à la maison de Luxe Maison Margiela pour la Reebok x Maison Margiela Classic Leather Tabi. À la Fashion Week de Paris, lors du défilé Miu Miu de la collection printemps-été 2022, la maison italienne fait sensation de par ses micro-jupes et ses tops ultra crop en première ligne, mais aussi en présentant une paire de sneakers signées New Balance : la Miu Miu x New Balance 574. De son côté, Veja collabore en 2021 avec le designer de mode Rick Owens sur une collection de sneakers qui mélangent le style à l’éthique. Enfin, en 2022, Adidas appose son logo aux trois bandes sur la fameuse sneakers Triple S de Balenciaga, dans une démarche inversée par rapport aux autres collaborations. En bref, les marques ont compris via l’exemple de la collection THE TEN que les consommateurs attendent de la nouveauté. Ils veulent des produits exclusifs, rares, aux concepts originaux et associés à l’image de designers, artistes et autres marques qu’ils adorent.

Source : Miu Miu x New Balance, la paire de sneakers que tout le monde s’arrache — Marie Claire

La culture de la collaboration dans le milieu des sneakers s’est accompagnée d’une généralisation du système des raffles pour les lancements exclusifs. En effet, ce modèle de ventes, exploité par Virgil Abloh avec THE TEN et mis en lumière par le succès de la collection, a fait ses preuves aux yeux de tous en tant qu’outil de marketing et de communication. Face à un tel engouement de la part des consommateurs lors de la sortie des 10 modèles de la collaboration, les concurrents de Nike n’ont pu que constater l’impressionnante efficacité des raffles pour augmenter la demande et gagner en popularité. Après 2017, nombreuses sont donc les marques de baskets qui se lancent dans l’utilisation des raffles pour accompagner leurs lancements exclusifs, ne consacrant leurs ventes en magasin et sur leur site e-commerce qu’aux sneakers génériques produites en éditions illimitées. Or comme nous l’avons vu, les raffles reposent sur la commercialisation de baskets rares ; par conséquent, une généralisation d’un tel système de ventes ne ferait que grossir, en volume et en valeur, le marché secondaire des sneakers. C’est évidemment ce qu’il s’est passé. Les particuliers font la queue devant les boutiques, les achats de robots qui permettent de de multiplier les candidatures font leur apparition, la frustration ne fait qu’augmenter à chaque tirage au sort manqué et la popularité des marques croît de manière exponentielle, leur garantissant le sold out à chaque lancement. Nombreux sont ceux qui voient une opportunité dans cette évolution pour réaliser des marges sur la revente de sneakers. À ce titre, Larry Deadstock, un influenceur sneakers sur Instagram, stipule que du point de vue de resell, il y avait à l’époque 10 % de revendeurs contre 90 % de collectionneurs. Cette tendance s’est inversée : selon lui, il y aurait aujourd’hui 90 % de resellers contre 10 % seulement de passionnés. Certains d’entre eux poussent la démarche encore plus loin, notamment le cofondateur de Wethenew, qui explique que la genèse de la marketplace est liée à la sortie de la collection THE TEN.

Toutefois, lorsqu’un marché prolifique ne cesse de grandir, cela ne fait qu’augmenter la possibilité de voir une bulle se créer et exploser à tout moment. Aujourd’hui, les équipementiers tels que Nike et Adidas font face à une baisse de la demande de sneakers. Les deux concurrents ont donc annoncé, à la fin de l’année 2022, vouloir baisser leur production de baskets de 30 à 40 % pour l’année 2023. Les causes sont notamment politiques et sanitaires. Ce déclin de production est en effet causé en partie par les restrictions dues à la politique Zéro Covid en Chine, les usines étant contraintes de fermer à cause de cas répertoriés. La guerre en Ukraine est également à l’origine de cette baisse, depuis le boycott des points de vente en Russie. Une autre cause potentielle serait le désintérêt progressif des jeunes communautés pour la communauté streetwear, en faveur de la mode de seconde main. Dans une interview accordée au site britannique Dazed, ce n’est autre que Virgil Abloh lui-même qui s’interroge sur le futur du streetwear : “Je dirais que le streetwear va probablement mourir. Son temps est révolu. Je m’interroge : combien de t-shirts en plus pouvons nous posséder, combien de hoodies, combien de sneakers ?”. Le créateur prévoit la fin d’une ère au profit d’une autre, mentionnant “la formidable capacité du vintage à exprimer des croyances et un style personnel”. Finalement, Virgil Abloh a participé à la création et au développement du style streetwear, avant de lui-même prévoir sa mort.

Conclusion

Visionnaire, la collection THE TEN a transformé le marché des sneakers en profondeur. En menant cette collaboration avec Nike, le designer a revisité les modèles classiques d’une marque établie, fait transparaître son identité personnelle via une politique de collaboration bien menée et bouleversé les codes du marketing avec les raffles. Toujours en avance, Nike n’aurait pas pu choisir meilleur collaborateur que Virgil Abloh pour ouvrir et montrer la voie à ses concurrents, car ce n’est qu’avec 10 modèles seulement que la marque au swoosh et le designer ont participé à façonner toute une culture.

Fort malheureusement, Virgil Abloh nous a quittés le 28 novembre 2021 à l’âge de 41 ans, emporté en deux ans seulement par une forme très rare et agressive de cancer au cœur. Le designer prodige a combattu la maladie en silence tout en poursuivant ses collaborations avec Nike, en gérant sa propre marque de vêtements Off White, en occupant la position de directeur artistique homme chez Louis Vuitton et, à côté de tout cela, en continuant son activité de DJ. Il est évident que les disruptions à l’impact aussi colossal que celui de la collection THE TEN sur la culture sneakers ne sont jamais l’initiative d’une seule femme ou d’un seul homme. Toutefois, THE TEN et le parcours de Virgil Abloh laissent à penser qu’il existe bien certaines personnes dotées d’un génie inexplicable et d’une vision révolutionnaire. Aujourd’hui érigé au rang de légende du streetwear, Virgil possédait le pouvoir unique de tout déconstruire conceptuellement et transformer en or ce qu’il touchait de ses doigts. Il n’existe aucun doute pour dire que la culture sneakers a connu un avant et un après THE TEN, au même titre que l’héritage de Virgil Abloh en tant que designer de mode servira à jamais de source d’inspiration pour de nombreux créateurs destinés ou non à trouver leur voie dans des milieux créatifs.

Merci Virgil.

Par Antonin Ferraris

Les propos n’engagent que l’auteur de l’article et non le MTI ou le MTI-Review.

Sources

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