La rupture métabolique, déterminant de l’agriculture productiviste moderne

MTI Review
MTI-Review
Published in
10 min readNov 14, 2022

--

Le concept de rupture métabolique a fait l’objet de nombreux travaux lors de l’étude de l’industrialisation de l’économie française. D’abord moyen nécessaire à la sécurité alimentaire d’une population grandissante, ses pratiques adjacentes sont aujourd’hui sujettes à de nombreuses controverses au regard d’une relation Homme-nature parfois jugée délaissée. Retour sur l’origine de cette thèse, les dépendances ‘de sentier’ (rigidités fortes) et enclosures auxquelles est soumise l’agriculture productiviste du XXIe siècle.

Système Terre et rupture métabolique

La révolution industrielle sera le processus historique qui marquera le passage d’une société majoritairement artisanale et agraire, s’appuyant sur un système Terre équilibré, à une société commerciale et industrielle, au système Terre déréglé .

Le Système Terre, correspondant aux interactions entre les différentes couches externes de la terre et l’impact des activités humaines sur ces dernières, sera la victime de nos avancées industrielles.

En effet, l’une des particularités des sociétés dites « préindustrielles » est leur fonctionnement sur un système de production utilisant la biomasse comme principale source d’énergie. L’énergie fournie par la combustion et la méthanisation de la biomasse (matière organique d’origine végétale, animale, bactérienne ou fongique), a alloué à l’Homme la possibilité de se nourrir et de convertir l’énergie produite en force de travail.

On note ainsi qu’avant la révolution industrielle, 99% de l’énergie primaire provenait de la biomasse. L’énergie disponible dépend, ainsi, de l’espace contrôlé par l’Homme et les relations Homme-nature sont au cœur du développement économique de nos sociétés. On peut notamment parler de la mise en place d’un « régime socio-métabolique agraire » pour parler des transformations d’écosystèmes présentes pour accroître le rendement de biomasse disponible (Allaire et Daviron).

Toutefois, pour que ce système fonctionne de manière optimale, le taux de retour énergétique (TRE) des activités agraires doit être positif. C’est-à-dire que la quantité d’énergie produite doit être plus importante que l’énergie utilisée pour la produire.

Or le XIXe siècle va constituer un véritable tournant pour le développement économique français. Le début de la mécanisation sur le territoire, la multiplication des usines ainsi que l’identification d’une nouvelle source d’énergie, le charbon, vont créer de profondes mutations.

Avec l’industrialisation de la France, les dynamiques changent et le secteur industriel devient le moteur de la croissance économique.

Cette période, en créant un mouvement important des populations rurales vers la ville, va engendrer les prémices de la « séparation métabolique » entre campagne et ville, un concept qui prend racine dans la pensée marxiste.

Selon Karl Marx, l’être humain et la nature sont les deux parties d’un même métabolisme. Il adopte ce concept pour analyser la relation de l’homme et de la nature à travers le travail : « Le travail est d’abord un procès qui se passe entre l’homme et la nature, un procès dans lequel l’homme règle et contrôle son métabolisme avec la nature par la médiation de sa propre action. Il se présente face à la matière naturelle comme une puissance naturelle lui-même. Il met en mouvement les forces naturelles de sa personne physique, ses bras et ses jambes, sa tête et ses mains, pour s’approprier la matière naturelle sous une forme utile à sa propre vie. ». Cette conception implique ainsi la présence d’un équilibre constant entre les deux éléments, évoqués par Marx, l’homme et la nature. La présence d’un déséquilibre entraînera un dysfonctionnement certain.

Or, du fait de la désertion des campagnes et de l’accroissement des villes, le TRE va s’effondrer (passant de 5 en 1800 à 0,7 en 1970), créant un déséquilibre : les déchets issus de l’alimentation des populations urbaines ne reviennent plus à la terre agricole originelle, entraînant un appauvrissement des terres. C’est à ce moment que le cycle « création-retour à la terre » (création de matière et retour de celle-ci une fois utilisée, à sa source originelle) va être rompu et que la rupture métabolique va survenir pour une production plus productive et plus rentable.

Pour parvenir à conserver sa fonction nourricière tout en augmentant sa productivité pour soutenir la croissance économique, l’agriculture va alors devoir se transformer brutalement et significativement.

En France, cette fracture métabolique s’est notamment accentuée avec la mise en place de la Politique Agricole Commune permettant alors de réduire le coût de l’alimentation pour les populations et de nourrir une croissance économique sur le long terme (Allaire & Boyer, 1995 ; Mazoyer & Roudart, 2017). La demande va logiquement augmenter, et le travail de la terre s’accentuer pour y répondre.

Une modification du système Terre qui renvoie à l’entrée dans une nouvelle ère géologique : l’Anthropocène (nouvelle époque géologique se caractérisant par l’avènement de l’Homme comme principale force de changement sur Terre). Cette ère voit apparaître des conditions inédites de climat, de biodiversité et d’atmosphère qui conduisent l’agriculture à devenir plus risquée et plus coûteuse du fait d’un système Terre fragilisé.

Rupture métabolique et développement économique

Deux approches expliquent le développement de la rupture métabolique : l’approche « conséquentialiste » et l’approche « constitutive ». (Valiorgue 2020)

La première comprend la rupture comme une conséquence collatérale, un dysfonctionnement imprévisible issu de nos systèmes économiques. Une approche qui sous-entend qu’une solution existe pour « réparer », « remodeler » nos systèmes économiques défectueux. Cette thèse pourrait se confirmer lorsque l’on aperçoit sur ces dernières années, une prise de conscience des différents secteurs d’activités et une tendance (subie ou souhaitée)à intégrer les enjeux environnementaux dans leur prise de décision stratégique.

“Sans cette mise sous pression, il ne peut y avoir de développement économique”, Valiorgue, 2020

La seconde approche affirme que nos attentes envers l’activité agricole et les effets engagés sur l’environnement constituent le processus . Dans cette réflexion, il est alors nécessaire de réduire le coût de l’alimentation pour favoriser le développement économique du pays et le pouvoir d’achat des populations (Moore 2017). Toute hausse pourrait provoquer des bouleversements économiques importants. Une compréhension de la rupture, qui s’appuie sur le fait qu’une croissance économique se construit sur un type d’agriculture. Chaque population a son propre rapport homme-nature et le développement économique qui en découle se crée à partir d’une crise écologique, et non l’inverse.

Une rupture métabolique entraîne alors de nombreuses scissions entre l’homme et la nature. Bertrand Valiorgue, dans son ouvrage Refonder l’agriculture à l’ère de l’Anthropocène, en évoque trois :

  • 1) Une rupture des cycles biologiques. Le TRE n’est plus positif ni à l’équilibre mais bien négatif, et le fait que l’alimentation produite à la campagne ne puisse être retournée à la terre est un frein à la reconstitution des sols ;
  • 2) Un allongement des chaînes de valeur alimentaire. Avec l’éloignement des populations des zones rurales et leurs concentrations en milieu urbain, la chaîne de production se complexifie. Le processus du champ à l’assiette s’allonge par l’intervention de multiples acteurs et secteurs d’activités : producteurs (matières premières), fournisseurs (matières premières agricoles, engrais), transformateurs (usines), distributeurs (grossistes, indépendants), consommateurs (particuliers, entreprises). A ceci s’ajoute également la mobilisation de sols étrangers et de ressources agraires internationales pour subvenir aux besoins des populations urbaines ;
  • 3) Une rationalisation continue de l’activité agricole. L’objectif politique de réduire le coût de l’alimentation engendre une course à la productivité qui incite à l’industrialisation pour réaliser des économies d’échelle. Or, de celles-ci résultent également une perte d’emploi par optimisation des actifs et des écosystèmes poussés à leurs limites.

Rupture métabolique et dépendances de sentier

Les conséquences de cette fracture se poursuivent aujourd’hui du fait de la constitution d’un marché oligopolistique. Certaines entreprises contrôlent plus de 40% du marché. Elles influencent et déterminent les avancées et choix stratégiques de la filière selon leurs intérêts économiques. Cela ouvre au développement de barrières, empêchant de nouveaux acteurs de s’imposer sur le marché.

Figure 1 : Concentration dans la chaîne d’approvisionnement agroalimentaire (Mooney Pat, Too big to feed, 2017, Bruxelles : IPES-Food)

Un marché que l’on pourrait ainsi qualifier de « défaillant » et qui se voit renforcé par la présence d’enclosures qui pérennisent les scissions entre l’homme et la nature.

“Le vivant n’est plus que de la ressource biologique privée de sens et la nature se trouve totalement artificialisée et réifiée.”, Azam Geneviève, 2008.

On remarque d’abord une enclosure des ressources génétiques (végétales et animales) ou « enclosure du vivant » (Bollier 2014). En effet, on observe un phénomène d’accaparation (légale), de ressources collectives par un nombre restreint d’acteurs. Valiorgue évoque notamment le secteur des semences comme exemple d’un secteur qui doit rester indépendant. Si les conditions climatiques évoluent, la création de nouvelles variétés résistantes et/ou plus adaptées aux conditions environnementales sera une nécessité pour assurer le développement de ce secteur clé. Or, le brevetage et la privatisation du vivant sont possibles depuis 1980 avec l’arrêt Chakrabarty . Certaines semences sont ainsi devenues propriétés et/ou exclusivités d’entreprises semencières provoquant un monopole sur la connaissance, l’innovation et l’utilisation de certaines espèces.

Par ailleurs, il est également possible d’observer la formation d’une « enclosure des connaissances agricoles ». Afin de toujours plus maîtriser le cycle biologique des plantes et des animaux, la technologie vient désormais en appui de cette filière. Pour exemple, un robot de traite est aujourd’hui capable d’analyser l’état de santé d’un animal à partir de ses performances de production de lait. Or, le secteur du machinisme agricole se concentre aujourd’hui autour de quatre acteurs majeurs. Ceux-ci, en détenant plus de 53% du marché (Valiorgue 2020), commencent à créer une privatisation des bases de données.

Les enclosures sont d’abord à caractère technique du fait de la complexité de compilation des informations d’une entreprise à l’autre. Elles sont également juridiques, au travers des algorithmes utilisés pour le traitement de données. Ceux-ci sont privés et n’ont pas pour vocation d’être partagés avec la communauté. L’expansion de cette enclosure des connaissances agricoles enferme les exploitations et structure leurs fonctionnements malgré elles :

« Travailler dans un système de connaissance clos et privé conduit à orienter et à renforcer les représentations et au final, à maintenir certaines pratiques agricoles » (Valiorgue 2020).

Différents éléments de concentration de marché, qui conduisent à toujours plus de rigidité du système. Les exploitants agricoles n’ont quasiment plus « la main » sur leurs choix stratégiques et les changements de directions se voient complexifiés par les différentes caractéristiques de cette filière. Que ce soit en amont, pendant ou en aval de la production, les variables ne semblent que peu modifiables. Pour exemple de l’aval, 2% des entreprises de l’agroalimentaire détiennent 60% du chiffre d’affaires de la filière agricole (Source : Ademe 2018). L’exploitant agricole est ainsi dépendant, même en aval, de ces clients industriels. De plus, la faible présence d’alternatives sur le marché (circuit court, vente en direct) et le caractère périssable d’une production alimentaire rend la recherche d’alternative complexe.

Figure 2 : Concentration des marchés agricoles et dynamiques d’enclosure (Valiorgue Bertrand, Refonder l’agriculture à l’ère de l’anthropocène, Le bord de l’eau, En Anthropocène, 2020)

Des rigidités du système qui, en plus de contraindre les exploitants agricoles dans leurs choix, viennent annoncer un avenir incertain et risqué à la filière. Si les rigidités continuent, l’adaptation aux caractéristiques de l’anthropocène sera complexe, voire impossible. Les effets de coordination, de complémentarité, d’apprentissage et d’attentes adaptables viendront renforcer ces mécanismes de dépendances de sentier (Schreyögg et Sydow 2011) et perpétuer les schémas de production traditionnelle.

Bertrand Valiorgue (2020) développe ainsi le concept de « trappe agricole anthropocénique », une dynamique par laquelle l’agriculture se retrouve enfermée dans un schéma à effet domino pour évoquer ces processus.

Figure 3 : Trappe agricole anthropocénique (Valiorgue Bertrand, Refonder l’agriculture à l’ère de l’anthropocène, Le bord de l’eau, En Anthropocène, 2020)

En conclusion …

Le développement de nos sociétés et celui de l’urbanisme ont engagé un véritable tournant pour la production agricole et les agriculteurs. Alors qu’à un moment de notre histoire, l’agriculture conventionnelle a pu être envisagée comme la solution la plus adaptée à nos modes de vie, le bilan actuel ne semble plus nous orienter vers ce modèle.

Bien que celui-ci ait pu nous permettre de développer de nouvelles techniques et technologies utiles pour la pratique agricole, elle en a également fait ressortir les travers : surproduction, surconsommation, gaspillage alimentaire, souffrance animale.

Les changements climatiques et l’accélération des signaux d’alerte (élévation du niveau de la mer, hausse des températures, etc.) nous font prendre conscience de notre impact individuel en tant que consommateur, mais également de notre impact collectif en tant que nation. De plus, les récentes évolutions sociales sur la question écologique, mais également éthique renforcent le débat autour de la question : comment produire sans avoir d’impact sur nos écosystèmes ?

La réponse ne semble pas aisée, notamment car dans une logique pure, le moyen de ne pas avoir d’impact est de ne pas produire. Les mouvements récents du zéro déchet, du locavorisme (mouvement prônant une consommation dans un rayon allant de 100 à 250 km maximum autour de son domicile) ou de la lutte contre le gaspillage alimentaire en sont la preuve. Nos sociétés évoluent et réalisent désormais les impacts de leur course infinie vers toujours plus de productivité.

Parce que cette question nous concerne en tant qu’individu, mais également les générations futures comme prochaine société à voir le jour, la prise de conscience de notre passé semble nécessaire pour modifier nos comportements. Il ne s’agira pas de revenir au statu quo, mais plutôt de concevoir une société consciente de son impact et capable de travailler à sa réduction. Le développement de modes alternatifs de production marque un premier pas prometteur pour l’avenir. Toutefois, ceux-ci devront être soutenus par l’ensemble des acteurs de la chaîne de production et par la société pour en devenir la nouvelle norme.

Emma-Léna Legrain

Les propos tenus n’engagent que leurs auteurs et non le MTI Review.

Bibliographie

Allaire, Gilles, & Daviron, Benoit. (2017), Transformations agricoles et agro-alimentaires : entre écologie et capitalisme, Chapitre 1 : Les transitions métaboliques globales, Versailles : Quae.

Sieferle RP. The Subterranean Forest. The white horse press.; 2001.

Foster JB. Marx’s Theory of Metabolic Rift : Classical Foundations for Environnemental Sociology. American Journal of Sociology.; 1999.

Foster JB. Marx Ecologiste, Edition Amsterdam, 2011

K. Marx, Le Capital, Livre I, 1965, p.199 et 207

K. Marx, Le Capital, Livre I, Œuvres, tome 1, Gallimard, « La Pléiade », 1965, p.998

Allaire G, Daviron B. Transformations Agricoles et Agro-Alimentaires : Entre Écologie et Capitalisme. Vol Chapitre 1 : Les transitions métaboliques globales. Versailles Quae.; 2017.

Valiorgue Bertrand, Refonder l’agriculture à l’ère de l’anthropocène, Le bord de l’eau, En Anthropocène, 2020, p.31

Moore J. Metabolic Rift or Metabolic Shift ? Dialetics, Nature and the World-Historical Method, Theory and Society. Vol 285–318.; 2017.

Azam Geneviève, Les droits de propriétés sur le vivant, Développement durable et territoires, 2008

Bollier D. La Renaissance Des Communs. Charles Léopold Mayer.; 2014.

Mooney Pat, Too big to feed, 2017, Bruxelles : IPES-Food

Ademe, Effets économiques et sociaux d’une alimentation plus durable, 2018

Schreyögg G, Sydow J. Organizational Path Dependence: À Process View. Vol 32(3):321–335. Organization studies.; 2011.

--

--